SISYPHE GRAVIT BABEL

Elle était sous la douche, de débarrassant de la moiteur d’un instant. Elle avait en tête le dernier tube à la mode. Consciencieusement, toute trace de pollution était extirpée de façon machinale; des gestes techniques répétés inlassablement, jour après jour, passe après passe. Mais en ce bref instant, elle était heureuse et se sentait belle. Quelque chose chez cet homme l’avait touché bien au delà de ses baisers, de ses caresses, de son membre. D’abord surprise par sa demande singulière, elle s’y était toutefois prêtée de bonne grâce. Elle s’appellerait Marie-Madeleine et ne serait connue qu’en tant que telle. Qu’importe. Elle était enfin belle.

Il était allongé sur le lit, le corps poisseux. Les draps étaient rejetés à ses pieds, laissant découverte sa chair, son sexe flasque. Il regardait le plafond craquelé, la peinture qui s’écaillait par endroit. Il tourna la tête: une commode simple, une chaise, une vieille radio. L’antenne ne tenait que par des couches successives de rubans adhésifs. Sur la commode imitation bois un exemplaire du Kama-Sutra, un livre du « divin » marquis et quelques revues réservées aux plus adultes. Futilité. De l’autre coté de la pièce, vers le coin cuisine: il n’y voyait que la poubelle d’où sortaient le restes en provenance d’un quelconque traiteur chinois du quartier. Des portions pour une personne. Plus en comptant les cafards qu’il ne pouvait heureusement que deviner. Pathétique. Il voulait fixer ses pensées sur un concept qui l’éloignerait de cette étrangère sous la douche. Il doutait qu’elle en ressorte plus pure qu’en y entrant. De dégoût il ferma les yeux.

Ses ablutions achevées, elle sortit de la salle de bain, emmitouflée dans une serviette rouge et vit ses yeux clos. D’habitude elle se serait habillée pour faire signe au client que l’heure de partir approchait en déblatérant quelques banalités pour satisfaire l’ego de son partenaire chimérique. Puis elle serait partie en quête d’un nouvel acheteur. Mais cette fois c’était différent. Son monde avait changé. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder ce corps qui lui avait donné tant de plaisir tout en se demandant où son esprit pouvait bien voguer. Vers elle peut-être? Cet espoir la galvanisa. Délicatement elle s’approcha de leur couche, ôta son vêtement écarlate et s’allongea à ses cotés, détaillant cet être point par point. D’abord ses cheveux châtains, très courts, puis ce visage si doux dans le repos. Elle regrettait de ne pas pouvoir croiser ce regard qui l’avait conquise. Ce fût au tour du nez qui quelques instants auparavant respirait ses effluves les plus intimes avant que ses lèvres ne soient les objets suivants de son attention, ses lèvres qui l’ont embrassé avec un savant mélange de fougue et de dévotion. Ses épaules auxquelles elle s’était agrippée, son torse imberbe qu’elle avait pris tant de plaisir à embrasser, ses bras qui la serraient, ses mains qui semblaient connaître chaque intimité de son corps, ses jambes puissantes et ses pieds qui raclaient le sommier… mais surtout ses lèvres qui l’avaient prises comme une sainte. Ses lèvres qui avaient défloré son âme en lui donnant vie par ce nom étrange. Oui elle l’aimait et était sûrement aimée par lui en retour. Il ne pouvait en être autrement.

Il l’entendit s’extirper de la douche. Comme son pas était lourd. Il attendait le moment où la prostituée lui demanderait de payer. Il se préparait à cette chute. Pourtant il devina au bruit un tissu glissant au sol puis sentit le sommier s’alourdir dans un atroce grincement. Il la subirait donc encore à ses cotés. Il ne put s’empêcher de respirer son haleine fétide sur son visage. Il ouvrit les yeux lentement. Son regard se porta sur son cou agrémenté d’une cicatrice répugnante. Puis il vit son sourire idiot. Qu’avait-elle à le regarder ainsi? Cet instant était interminable. Il décida alors de fuir cette insupportable vision en faisant mine de chercher ses affaires. Du coin de l’oeil il la vit se lever et la suivit de son regard impitoyable. Il la détailla tandis qu’elle farfouillait dans son sac. De la cellulite, des vergetures. Ce qu’il fallait démontrer ne le surprenait pas. Avant qu’il n’ait pu faire le tour de la chose, il perçut un voile triomphale sur le visage de sa gorgone tandis qu’elle sortait un paquet de cigarettes de sa besace. Il refusa de la tête la nicotine qu’elle lui proposait.

Elle reprit une grande bouffée et retint de justesse une toux subite. Elle se sentait nerveuse devant son prince inattendu. Elle eut un bref moment de panique lorsqu’il regarda aux alentours pour chercher ses affaires. Elle s’était précipitée vers son sac. « Reste calme, reste calme » se répétait-elle. En le voyant refuser sa clope, elle vit qu’il était sain et se dit que cela était bon. De toute façon elle devait arrêter de fumer. Pour une fois elle n’avait eu droit ni à un regard dégoûté suivi d’une fuite précipitée, ni à un torrent de remerciement et encore moins à un acte de violence dont elle en conservait encore certains stigmates. Elle était sure que c’était le bon, celui qui lui ferait oublier ses douleurs. Et jamais O grand dieu ne lui viendrait à l’esprit l’idée même de le faire payer. Elle écrasa sa cigarette à peine consumée et s’allongea sur le corps chaud, entreprenant de lui montrer son amour de la seule façon qu’elle connaissait, par des caresses des plus sensuelles.

Il perçut un sursaut tandis qu’elle avalait la fumée et imagina l’état de ses poumons sous ses seins tombants. Avec horreur il la vit s’allonger sur lui et entamer des stimulations érotiques des plus grotesques. Voila pourquoi elle ne l’avait pas encore fait payer: elle voulait lui soutirer plus d’argent, se disait-il. Il sentit son vagin engloutir son phallus de nouveau excité contre sa volonté. Pris par la volupté toute charnelle, il se laissa faire, les yeux fermés. Il aurait voulu écarter cette succube vénale mais son corps s’y refusait. Il se sentit enfin libéré lorsque ses fluides de mélangèrent aux siens, à ceux de babel.

Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas remis de préservatif mais envahie par le plaisir elle s’en moquait. Elle aurait un enfant de lui, l’élèverait avec lui et pourrait à son tour connaître le bonheur. Au plus haut point de l’orgasme, quand tout devient abstrait, elle eut la vision de sa famille, son enfant, son mari, ensembles pour l’éternité et se laissa tomber sur son Pygmalion, humant son odeur, s’assoupissant sur sa poitrine, bercée par le son de son cœur.

Le travail achevé, il la dégagea avec courtoisie pour se lever. Il se dirigea vers la salle de bain et laissa couler l’eau sur son corps. Il voulait se purifier. Il ne voyait pas en elle Marie-Madeleine. Jamais cette créature ne pourrait l’être. Ce n’était qu’une misérable petite prostituée loin de la sainte qu’il idolâtrait. Que de temps perdu. Il ne pouvait rester plus longtemps dans tant de stupre et de bêtises. Après s’être séché, il s’habilla sans un regard pour l’impénitente. Il sortit de sa poche son col blanc de prêtre, remit celui-ci avant de se diriger vers la porte, jeta négligemment des billets sur le meuble et sortit sans un bruit afin de regagner le presbytère où l’attendait l’icône véritable qu’il adorait dans l’intimité de sa cellule.

Elle s’attendait à l’entendre lui demander sa main, ou au moins lui proposer de venir avec lui. De nouveau la réalité pointa le bout de son horrible nez. Elle le vit se rhabiller, compter les billets, les poser et la quitter sans un mot. Elle eut une vision de son enfant lui disant adieu. Quelle sotte – se lamentait-elle – elle savait pertinemment qu’elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfant. Elle était stérile depuis… elle ne savait même plus. Elle n’eut ni la force ni le courage de quitter sa paillasse. Elle se contenta de pleurer en silence.

Elle l’attendait chaque semaine. Il revenait chaque semaine.

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