N'ayez pas peur
Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi.
Par-delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche (trad. Henri Albert), éd. Le Livre de Poche, coll. Les Classiques de Poche, 1991
Dans la nuit du 22 au 23 avril 2012, j’ai failli devenir un monstre. La haine, la colère et le désespoir ont frappé à ma porte. Je les ai laissés entrer/sortir avec délectation, mais dans la matinée un souvenir leur a claqué la porte au nez tandis que mes amis leur faisaient barrage.
Cette date coïncide avec le premier tour de l’élection présidentielle ? C’est normal, c’est la goutte d’eau qui a fait chavirer mon navire. Fidèles lecteurs vous le savez, n’étant pas français je ne peux voter. Je ne peux qu’attendre les résultats tel un patient à l’hôpital attendant que le médecin sorte du bloc opératoire. Sur un fameux réseau social au soir des résultats j’ai exprimé ma colère et mon mal-être sans prendre de gants, brutalement, irrespectueusement, fièrement. Le score du front national m’avait brisé. Le score de l’UMP qui a appliqué les désirs de l’extrême-droite, mené par un président dont je tairai le nom et qui en avait déjà suffisamment fait comme ministre de l’Intérieur, c’était de trop. Les idées malsaines ont gagné. Encore une fois, la France, ce pays que j’aime tant, m’avait blessé.
Mon cœur a la violence d’un Malcolm X ; mon esprit me guide sur la voie de Luther King. Mon cœur a chassé mon esprit trop affaibli. Si le monde était une spirale de haine, alors je m’y jetterais de toute mon âme. Trop poli et trop respectueux de mes voisins pour hurler, je crachais mon mépris par le biais d’Archive et hurlais ma colère avec Deftones. Je ne voulais plus du surnom de Révérend, je ne pouvais plus être Le Révérend.
Puis ce matin j’ai repensé à mon oncle noir et à son épouse ma tante blanche auxquels j’avais déjà fait référence en conclusion de mon article sur Saint-Denis. J’ai eu honte devant eux et j’ai pleuré en pensant à eux. Ces larmes m’ont sauvé en évacuant l’accumulation. Comment oserais-je sombrer alors qu’eux se sont battus toute leur vie ? Elle s’est battue jusqu’au bout, même la dernière fois que je l’ai vu sur son lit de mort.
J’ai 8 ans. Elle est alitée, souffrant d’un cancer des os. Elle a changé physiquement, il ne lui reste plus beaucoup de temps. Je n’ose m’approcher pour l’embrasser ; ma mère me gronde. Ma tante me sourit et dit dans un murmure douloureux « ce n’est pas grave, il a peur ». C’est vrai, j’ai peur, non pas de la maladie mais peur de lui faire mal si je la prends dans mes bras, peur que le baiser tendre que je voulais déposer sur ses joues émaciées l’emporte à jamais. Mon esprit d’enfant ne connaît pas ce terme, mais j’acquière ce jour-là une conviction forte en faveur de l’euthanasie. Ce jour-là, ses mots apaisants résument la douleur de ce monde : la peur. Aujourd’hui encore je pense à elle et son souvenir me sauve de la haine et surtout de la peur
À l’instar de l’Hélène de « La guerre de Troie n’aura pas lieu », j’ai tendance à voir la vie selon des couleurs, non pas celles de l’épiderme mais à travers un prisme d’émotions. Je me sentais comme Bottom du « Songe d’une nuit d’été », dindon de la farce illustré par Henry Fuseli. Ce peintre du cauchemar résumait ma vision du monde.
Plus prosaïquement, je me répétais les mots du « Comédien » dans « Watchmen » : « tout ceci n’est qu’une comédie ».
Shakespeare tant que j’y suis. Shylock et Othello, il fallait qu’il soit bien audacieux pour faire d’un juif et d’un noir des héros de ces pièces. Il n’a pas eu peur de le faire, ou s’il l’a fait, il a su dépasser cet état pour présenter au monde les peurs absurdes. Les habitants de la ville méprisent et craignent Shylock car ils sont ignorants ; il en va de même dans le contexte d’Othello. L’ignorance engendre la peur, la peur empêche de connaître. Shylock va réclamer une livre de chair car il en a assez d’avoir peur ; il veut être celui qui provoque l’effroi. Othello tue celle qu’il l’aime car il a peur de la perdre et peur du déshonneur. Illustration extrême animant le cœur des hommes. J’ai eu peur, j’ai haï et méprisé mon prochain.
Car en vérité, c’est la peur qui domine ce monde. Ce n’est pas la mort décrite par la Mina Harker de Coppola suppliant son comte vampirique de la « délivrer de ce monde de mort » ; ce n’est pas la vie qui s’achève aussi vite qu’elle est venue. C’est la peur qui est la maîtresse impérieuse de nos âmes. Nous avons peur alors nous détruisons la source de nos angoisses. Nous avons peur et nous perdons tout sens critique ; qu’importe ce qui arrive, la survie avant tout. Michael Moore dans le documentaire » bowling for Columbine » a bien décrit cette notion de peur fondatrice de la culture des armes aux Etats-unis. Son discours se limitant à une nation peut facilement être exporté dans d’autres ères et d’autres pays. Dans notre contexte et depuis quelques années, la peur du lendemain et la peur de l’autre l’ont emporté sur toute autre considération humaniste.
Mais la peur n’est pas que destructrice, elle est aussi la force qui nous rend meilleurs. Nous avons peur du monde, alors nous le façonnons pour l’améliorer. Nous avons peur de faire des erreurs, alors nous apprenons d’elles. Nous avons peur de la mort, de disparaître sans laisser de trace, alors nous créons des vies ou des œuvres d’art pour laisser un souvenir de nous. Nous avons peur d’être seul, nous nous rassemblons et créons des sociétés. J’étais terrifié cette nuit, j’ai encore peur. Mais j’écris, je partage avec vous, je me livre et vais jusqu’à citer un homme que je n’appréciais pas, le pape Jean-Paul II : « n’ayez pas peur ».
Avez-vous lu la saga de « Dune » par Franck Herbert ou vu le film ? J’ai été très impressionné par le Bene Gesserit, un ordre de prêtresses redoutables tirant les ficelles en coulisses. Elles ont un credo, une litanie contre la peur disant :
« Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. »
N’ayez pas peur de vous
N’ayez pas peur des autres
N’ayez pas peur du monde
N’ayez pas peur de l’inconnu
N’ayez pas peur de ce que vous connaissez
« Sapere Aude » ; servez-vous de vos peurs pour avancer.
Je n’aurai pas peur.
Après avoir écrit cet article, je m’étais finalement dit que je ne le publierais pas. Toutefois, en ouvrant le journal ou en écoutant la radio j’ai senti des montées de colère et de haine ; je ne me souviens que trop de ces petites humiliations/vexations ordinaires.
- J’ai la haine quand je repense à la première fois que j’ai été traité de nègre par un « camarade » de maternelle.
- J’ai la haine quand en sixième, ce professeur stupide d’éducation civique sort « que les immigrés viennent en France pour trouver du travail pour fuir la misère ; par exemple vos parents » en me désignant. C’est vrai que ma famille est venue voler le poste d’une autre famille de pasteurs…
- Toujours dans cette même école, quelques années plus tard, tandis que je demande innocemment à mon prof d’histoire pourquoi Hitler n’a pas envoyé les noirs dans les camps, j’ai la haine quand elle me répond que « c’est normal, Hitler aimait ce qui était supérieur, il qu’il faut reconnaître que les noirs sont supérieurs physiquement, il suffit de voir dans le sport »…
- J’ai la haine, tandis que je suis en vacances à Strasbourg, un homme d’une quarantaine d’années me regarde, se met à rire et à parler petit nègre en poussant des cris de singes. Je n’avais pas encore 10 ans. Quel courage.
- J’ai la haine quand je rentre de l’école primaire, que je suis heureux car j’entends parler de république et de citoyenneté et que j’entends pourtant le soir Jacques Chirac parler « du bruit et des odeurs »
- J’ai la haine quand mon esprit républicain réalise que ce même personnage n’ira jamais en prison. Est-ce cela la justice ?
- J’ai la haine quand je traverse le cimetière, comme d’habitude depuis 10 ans, car c’est plus rapide et qu’un vieil homme bougonne sur mon passage : « je ne savais pas qu’on acceptait les nègres ici »
- J’ai la haine quand les clichés et l’ignorance ont la vie dure : « tu parles africain ? » (toi, tu parles européen ?) « J’adore le coupé-décalé et le poulet yassa» (Et alors ? moi j’adore Led Zeppelin, le coq au vin et je n’en fais pas un drame) « Tu me chantes un air de blues ? » (j’ai une gueule de jazzman ?), « Oh du zouk ! Tu nous fais une démonstration ? » (je ne connais que le pogo) et j’en passe.
- Je ne suis pas investi par la haine que dans ces cas personnels. J’en éprouve aussi quand j’entends les mêmes choses, les mêmes discours sur n’importe quelle autre catégorie ethniques, sociales, sexuelles, religieuses. La bêtise est universelle.
Ce ne sont que quelques exemples. J’aimerais que les personnes ayant voté pour ces extrêmes et l’ignorance ou qui sont tentées de le faire lisent ces mots. On parle entre les deux tours de « la France qui souffre » pour expliquer les relents nauséabonds ? Alors que ceux qui ont fait ce choix lisent ma douleur à moi. Lisez-la, ressentez-la et sachez une chose : je ne serai jamais comme vous. Cette haine, cette colère qui enflent en moi depuis des années, même si j’ai failli y céder, je ne la laisserai jamais mener ma vie. La peur me pousse à ne pas le faire car j’aurais trop peur d’être comme vous. Nous venons tous du même monde, mais il semblerait que nous ne vivions pas dans le même. Ce que je dis là s’adresse aussi à toute personne voulant suivre cette voie, qu’elle soit blanche, noire, arabe, asiatique etc.
Mon monde à moi, l’’univers que j’aime c’est celui où :
- Je fais découvrir à mon conjoint blanc français la charcuterie, le fromage et le bon vin tandis que lui me faisait découvrir à moi, le noir togolais immigré, le KFC. (Je me suis vraiment fait avoir dans l’histoire.)
- Ce même cher et tendre se moque de moi tandis que nous faisons des courses. Il regarde mon caddy et énumère : du cervelas, du jambon cru, du camembert affiné au Calvados et une bouteille de Saint-Emilion et d’autres choses du même acabit. Il conclut : « le vrai petit franchouillard, heureusement qu’il y a un pot de Nivea et une bouteille d’arome Maggi pour dire que tu es africain. »
- Je me promène dans Paris avec des amis tous blancs français. Parmi eux se trouve un ancien musicien de la fanfare balkanique Slonovski Bal. Il porte un boubou sénégalais. Moi je porte mes habits traditionnels : chaussure de ville, veste noire, pantalon de ville noir, chemise blanche. Un vieux papy africain nous voit de loin et éclate de rires ! Il nous dit, heureux du cadeau impromptu que nous lui avons offert : « ça c’est le monde ! »
- Un ami berrichon en couple avec une antillaise me propose à moi et à une amie franco-tunisienne de se faire un restaurant sénégalais à Barbes.
- Un ami suisse-allemand-monégasque né à Nice et moi-même nous balançons des horreurs. On est tellement bien, sans ambiguïté sur nos propos, qu’on se permet tout, que ce soit un « c’est pas parce qu’on t’a laissé sortir des champs de coton que tu dois l’ouvrir Bamboula » de sa part ou un « commence par rendre l’or que tu as volé bouffeur de gruyère collaborationniste » de la mienne. Nous avons choqué beaucoup de nouveaux en salle de pause qui se demandaient si nous étions sérieux ou non.
- On organise une réunion des amis de trente ans. Tous variés. Tous précieux. Ils font partie de ceux qui m’ont sauvé.
C’est un monde où chacun se respecte et fait en sorte de se comprendre.
J’ai envie de citer Elie Wiesel. Dans un livre entretien, « Elie Wiesel, qui es-tu ? ». Pour expliquer sa vie et ses combats, il parle d’un conte :
À Sodome et Gomorrhe, un mendiant prêchait pour la bonne morale. Vous imaginez bien que dans ces villes du péché, personne ne l’écoutait. D’ailleurs si l’un de vous savait ce qui était fait de si dégueulasse à Gomorrhe que ce ne soit décrit dans la Bible, ça m’intéresse. Un jour un homme vint et lui demanda : « pourquoi tu gueules ? Tu ne les changeras pas. » Le mendiant répondit : « je gueule pour qu’eux ne me changent pas ».
Je ne laisserai pas la peur ressentie par autrui me changer. Je ne laisserai pas la haine et la colère guider mes pas. Je continuerai à tendre la main et à ouvrir les bras car c’est ce que doit faire un humain et un citoyen.
Je ne parlerai plus de politique si ce n’est dans le dossier que je prépare depuis longtemps sur la mythologie politique. En attendant de pouvoir voter à mon tort, je continuerai à faire ce que j’aime et ce que je fais le mieux : défendre mes idéaux esthétiques publiquement et continuer à débattre dans la vie de tous les jours avec courtoisie, respect et élégance.
Je termine par une dernière confession ; vous êtes qui êtes en train de me lire serez les premiers à connaître ces pensées : j’ai toujours aimé la langue française, mais j’ai aussi un rapport douloureux avec elle. Dans mon contexte, rare voire seul noir durant ma scolarité, j’ai rapidement senti que je devais en faire plus que les autres pour ne pas être déprécié plus que les autres. Le père d’un ami qui avait lu certains textes et qui connaissait bien un auteur africain, m’a demandé pourquoi il y avait dans nos deux cas et chez d’autres une « telle précision dans le choix des mots ». C’est ce que je lui ai expliqué. Pour être intégré, pas le choix, il faut faire plus. Être moyen c’est parce qu’on est africain et limité. Être mauvais, c’est naturel : on est africain. À contrario, si on réussit, c’est parce qu’on est vraiment cultivé pour des africains ! Nous ne sommes pas alors comparés à d’autres individus mais aux français « pure souche » (que je hais cette expression). Combien de fois ai-je entendu amicalement : « mais tu parles mieux le français que les français eux-mêmes » ou autres phrases maladroites de ce type ; pas méchante, de bon cœur mais maladroite. Comparez-moi à un autre individu, pas à une ethnie. Mais nuançons, je vous parle des années 80 dans une ville très peu métissée à l’époque. Les choses ont changé depuis. En chaque chose en général je devais faire attention, être sage pour ne pas être traité de sauvage par exemple et ne pas subir ces petits mots que j’ai cités précédemment. Alors oui, cette langue que j’aime était aussi pour moi le symbole de la différence et de l’exigence. Mais j’aime écrire, j’aime jouer avec les mots avant qu’ils ne se jouent de moins ; je me damnerais pour un bon mot.
Concernant le pseudo de Révérend que je disais tantôt vouloir abandonner… Intense suspense… Le titrede Révérend m’a été conféré par le droit le plus divin qui soit : non pas du ciel ou d’une institution, mais de ceux que j’aime et que je respecte. Vous.
Laisser un commentaire