Elle s’appellera Judith
Elle était allongée, son mari était assis à côté d’elle. Il lui tenait fermement la main en ne cessant de lui répéter que tout irait bien. Elle détestait cette habitude qu’il avait lorsqu’il était nerveux ; plutôt que d’assumer ses frayeurs il les transposait sur son épouse. Elle détestait cette manie mais ne voulait pas s’avouer sa tristesse s’il avait arrêté de le faire. Elle réussit tout de même à lui faire lâcher prise en prétextant vouloir jeter un œil aux brochures disponibles. Sa main était endolorie ; son mari était encore plus nerveux qu’elle ne le pensait. Elle regarda aussi négligemment que rapidement les petits guides pratiques à l’usage des futures mamans. Elle commençait à s’impatienter à mesure que le futur père inquiet répétait inlassablement la même rengaine : « tout ira bien ».
Le médecin est entrée dans la pièce avec un grand sourire, s’excusa pour l’attente – non pas de « les avoir faits patienter » mais pour « l’attente », comme si ce concept temporel était une fatalité et non sa responsabilité – et se présenta au couple. Monsieur se leva d’un bond et serra la main du médecin. Cette dernière ne put s’empêcher de grimacer devant la poigne écrasant ses phalanges une à une. La future maman ne put réprimer un sourire qui s’effaça aussitôt lorsque la doctoresse dit à son mari que « tout irait bien ». Elle finissait par être malade de cette phrase, se promettant de faire bouffer le placenta à la prochaine personne qui lui sortirait cette énormité. C’était son corps et son bébé ; aucune méthode Coué ne pourrait être efficace si quelque chose était découvert à l’échographie. Et si le bébé était malade ? S’il était différent des autres ? Est-ce que ce serait de sa faute ? Elle n’a jamais connu ses parents biologiques : si ça se trouve, ils lui ont transmis des tares à retardement comme cadeaux. Ça arrive souvent que des maladies sautent des générations. Et qui lui dit que le père n’allait pas se barrer au premier biberon ? Non, pas ça, elle était injuste. C’est lui qui avait parlé en premier d’avoir un enfant. Beaucoup de questions se bousculaient dans sa tête, y compris les plus absurdes ; comment pouvait-elle être une bonne mère alors qu’elle n’était pas foutue de trouver un prénom pour son enfant ? Ses appréhensions grandirent lorsque vint le moment où elle dut remonter son T-shirt pour dévoiler son ventre arrondi. Elle ferma les yeux, elle ne voulait pas les ouvrir avant d’être dans la voiture les ramenant à la maison. Elle sentit un liquide froid sur son ventre puis une reptation lente dessinant des cercles autour de son nombril. Son cœur battait tellement fort qu’elle n’entendait plus rien. Elle n’était pas croyante mais elle priait pour que le bébé n’ait rien.
Elle sentit la main de son mari se glisser dans la sienne, sans pression cette fois, avec une infinie douceur. Elle ouvrit un œil et vit son regard chargé d’émotions. Il lui disait quelque chose qu’elle n’entendait pas. Son cœur battait trop fort, de plus en plus fort, jusqu’à ce que son rythme soit remplacé par le battement d’un autre cœur, celui de leur enfant. Elle tourna avec angoisse la tête vers le moniteur. On ne distinguait pas grand-chose en monochrome, mais c’était pour elle la plus belle chose qui soit. Elle tourna cette fois la tête vers le médecin, inquiète. Elle fut rassurée en voyant son sourire. Elle se détendit enfin et contemplait son trésor.
L’image devint de plus en plus nette, au point de discerner nettement les contours du bébé. Le gris se teintait de d’or et de sang. Ce qui n’était qu’un fœtus grandissait jusqu’à atteindre la taille d’un bébé parfaitement formé. Chaque doigt, chaque orteil était parfaitement visible. C’était une fille. L’enfant ouvrit les yeux et fixait sa mère. Celle-ci paniquait, elle criait sur le médecin, la suppliait de lui expliquer ! Elle implorait son mari pour que cette absurdité cesse ! Que quelqu’un lui vienne en aide ! Mais elle était seule dans la pièce. Sa fille tendit les bras vers elle, ses mains sortirent du moniteur. Elle ouvrit la bouche pour la première fois, non pour pousser un cri primal, mais pour lui dire :
Joue avec moi, mère
Dans la folie de la cour des ombres
Ils vont venir te chercher
Oublie ton nom
Accepte celui que te je te donne
Tu t’appelleras Judith
Jusqu’au jour de ta mort
Après avoir trahi
La mère hurla de toutes ses forces ; un cri puissant primal, empli de terreurs et d’espoirs. Ses poumons devinrent du feu. Elle hurlait au point de briser les cieux. Tout ne fut plus que ténèbres.
Elle fut réveillée par le docteur. Son mari était à genoux à côté de la couchette ; il était paniqué et se tenait dans la position d’un pénitent. Elle leur avait fait une belle frayeur ; un peu plus et elle aurait également dû ranimer son mari en plus d’elle, dit le médecin pour détendre l’atmosphère. Tout se passait normalement quand d’un coup elle s’est mise à crier au diable avant de s’évanouir. Une fois qu’elle fut remise sur pieds, elle demanda à partir. Le médecin, le front plissé, lui a proposé les coordonnées d’un collègue au cas où elle voudrait parler un peu. Beaucoup de jeunes couples peuvent parfois se sentir perdus avec un premier né. Elle tenta de plaisanter en disant que d’habitude c’était le papa qui tombait dans les pommes. Le père courageux se mit à rire niaisement, nerveusement.
Le retour fut silencieux. Son mari était plein d’attention, trop d’ailleurs. Il l’étouffait. Un peu exaspéré, elle lui demanda si ça ne lui disait pas d’aller à la pharmacie pour lui prendre des serviettes hygiéniques ; elle n’en avait plus une seule. Sans prendre garde à l’absurdité de la demande, il partit faire cette course, laissant une épouse soulagée d’avoir enfin un peu de repos. Elle avait toujours obtenu ce qu’elle souhaitait, c’était comme un don. Un mot d’elle et les gens faisaient tout pour lui plaire. Ce n’est pas sa famille d’adoption qui l’avait choisie mais l’inverse. Un mot d’elle avait suffi. Toute sa vie et dans chaque tractation, un mot d’elle suffisait pour débloquer les situations à son avantage. Tout était facile pour elle au point d’être devenue la plus jeune bijoutière de la place Vendôme. Un mot, un contrat, un succès, sa vie. Tout était trop simple pour elle ; question de karma ? Le ciel lui présentait l’addition en la rendant folle ? Qui pourrait croire à cette vision absurde ? Elle se demandait si elle n’allait pas appeler le psychiatre dont le médecin avait parlé. Elle fut sortie trop tôt de sa rêverie par la sonnette. Elle se leva, furieuse, son mari ayant sans doute encore oublié ses clés. Elle ouvrit la porte prête à lui jeter à la figure toute la tension de la journée. Ce n’était pas lui mais un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux gris, le regard perçant. Derrière lui se tenait une armoire à glace au crâne rasé, un peu plus jeune qu’elle peut-être. Elle savait à présent.
– Bonjour Judith, je m’appelle Antoine de Saint-Ange. Je suis là car tu as entendu l’appel, se présenta l’aîné.
– Est-ce que tout ira bien, se surprit à demander tout bas celle appelée maintenant Judith, la voix tremblotante.
Saint-Ange ne répondit rien. Il entra dans l’appartement suivi de son garde du corps qui ferma derrière eux.
– Désires-tu que je te mente ?
À son tour, Judith ne répondit rien ; qu’importe la réponse. Elle n’avait toujours pas trouvé de nom pour son enfant. Dans quel monde allait-elle naître ?
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