Ce n’est pas un jour de pluie
Ce texte a initialement été publié sur le site Ipagination, dans le cadre de l’opération des auteurs solidaires. Le but : écrire pour soutenir Hervé Tissier et ses combats contre le cancer. Ce texte ayant disparu du web suite à la réorganisation de Ipagination, je me permets de le reproduire ici.
J’ignore les résultats de l’opération ni si elle continue, mais dans le doute, si vous souhaitez avoir plus d’infos, voire participer, c’est ici :
Partenariat Ipagination, écriture solidaire Stop au cancer
Ce n’est pas un de ces jours de pluie qui irriguent le sol et font naître la vie…
Depuis quelques jours elle erre le regard vide. Elle traîne dans notre appartement et vaque à ses occupations comme un fantôme insensible. Je me dis que son boulot en est la cause. Je suis peu présent en ce moment ; elle m’en veut peut-être pour ça aussi. Je réserve une chambre en bord de mer pour qu’on se retrouve un peu. Nous partons vendredi après-midi. Nous revenons samedi soir, plus vite que prévu. Elle ne dit rien en voiture à l’aller. Elle n’est pas plus bavarde au retour. Les seuls mots qu’elle sort péniblement et qui ne sont pas en réponse à mes questions sont « je veux rentrer ». Je n’insiste pas ; elle a les larmes aux yeux
Ce n’est pas un de ces jours de pluie où les amants hollywoodiens se disent je t’aime sous la pluie…
Cette situation dure depuis trop longtemps. Elle ne dit rien, elle se contente de répondre. Je craque. Tandis qu’elle fait la vaisselle, je commence une conversation anodine. J’essaie malgré tout. Elle répond à côté. Je m’énerve. Depuis cinq minutes elle lave la même assiette. Je lui pose d’autres questions. Elle se renferme. Elle essuie enfin sa putain d’assiette et en reprend une autre. Je suis à bout. Je lui hurle que je suis sur qu’elle a un amant. Elle me regarde enfin, les yeux grands ouverts. Un rictus nerveux parcourt son visage. Elle éclate de rire, hoquette et des larmes montent. Je la vois défaillir, elle lâche l’assiette. Celle-ci ne se brise pas en arrivant au sol. La faïence se remplace. Pas elle ; pas cette petite chose misérable qui s’affaisse devant moi. Elle pleure, enfin. Je la prends tendrement dans les bras. Je lui caresse les cheveux. Je lui demande ce qui ne va pas. Elle prend ma main et la pose sur son sein. Cela fait des semaines qu’elle refuse que je la touche. Je suis surpris et me laisse guider comme un enfant. Je sens une boule. Je comprends. Nos yeux se croisent. Elle est désespérée. Et moi je la gifle ! Je l’attrape trop fort par les bras et je la secoue en lui hurlant dessus ! Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?! C’est tout ce que je suis pour elle, un boulet à qui elle ne peut pas faire confiance ?! Elle me supplie de la pardonner, elle me supplie et moi je me lève, claque la porte. Je ne veux pas la voir. Je panique. Je prends la voiture et je roule. Je veux partir à l’autre bout du monde pour tout oublier de ce que je viens de faire et de dire. Elle ne m’a pas demandé de lui pardonner son silence. Elle m’a demandé de lui pardonner d’être malade. Je n’avais jamais porté la main sur elle. Je crois être arrivé au bout du monde. J’y suis arrivé en vérité ; je n’ai fait que tourner autour de la maison. Je rentre. Je la supplie à genoux de me pardonner. Elle m’a pardonné. Nous faisons de nouveau l’amour. Laissons nos suppliques pour la vie
Ce n’est pas un jour de pluie où les enfants sautent dans les flaques en riant…
Nous annonçons la nouvelle petit à petit à nos familles et à nos amis. Tous proposent leur aide. Réaction spontanée qui n’engage à rien car on ne peut rien faire. Combien de fois nous même avons-nous sorti ces mots vides de sens ? Ça ne coûte rien mais cela fait tout de même plaisir. Rapidement nous ne voyons plus certaines personnes. Rapidement certains se rapprochent de nous. Les proches d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes. Les langues se délient dans cette situation. Chacun nous parle de son parent, son ami, son voisin, son poisson rouge ou je ne sais qui d’autre ayant eu cette saloperie. Allez-vous faire foutre. C’est ma femme qui est malade, je me fous de vos histoires, surtout lorsqu’une fois sur deux elle se termine par la mort du patient. On écoute poliment. Allez vous faire foutre
Ce n’est pas un jour de pluie qui donne naissance aux arc-en-ciel…
Je suis au boulot. Je reçois un texto d’elle disant qu’elle n’en peut plus. J’essaie de l’appeler. Elle ne répond pas. Je dis à mon patron que je dois partir d’urgence. Il m’oblige à me calmer avant de prendre la voiture et me dit qu’on verra plus tard pour que je prenne un congé « conjoint-malade ». Je file. Je la retrouve recroquevillée dans la salle de bain en larmes. Elle tient dans sa main des touffes de cheveux. Le traitement épuise son corps. Je l’enlace et la berce. C’est tout ce que j’arrive à faire
Ce n’est pas un jour de pluie où l’on rêve en silence du soleil…
Toute la soirée elle raconte des blagues stupides. Elle dit que si elle avait été du signe du cancer elle aurait compris mais elle était poisson donc il n’y avait aucune raison. Elle raconte d’autres choses du même acabit auxquels répondent des rires gênés. Je me sens oppressé. Elle dit que bouffer du crabe est maintenant un acte militant. Je craque. Je prétexte d’aller vérifier la cuisson du gigot pour m’éclipser. Je tire la gueule tout le reste de la soirée. Les invités partent. Nous nous retrouvons dans cette cuisine où elle m’a révélé la vérité. Nous sommes exactement au même endroit. Cette fois c’est elle qui parle. Elle se remémore la soirée. Elle jacte sans s’arrêter. Je lui hurle dessus d’un coup. C’est quoi son problème ?! Pourquoi elle rit ?! Elle a mis tout le monde mal à l’aise ! Pourquoi elle n’est pas triste et abattue ? Elle me regarde gravement. Qu’elle me gifle, qu’elle m’engueule, qu’elle pleure ! Elle se contente de mettre les mains sur la tête. D’un coup elle soulève sa perruque, la tient au dessus de la tête en disant « plus de cheveux ». Elle la remet d’un coup en disant « cheveux ». Elle la soulève en disant « plus de cheveux ». Elle la rabaisse en disant « cheveux ». Elle continue ce va-et-vient capillaire avec gravité jusqu’à ce qu’un sourire que je cherche à réprimer naisse en moi. Puis j’éclate de rire. Elle rit avec moi.
Ce n’est pas un de ces jours de pluie où l’odeur de la terre excite nos sens…
Elle jette un paquet de vêtements, certains qu’elle n’a jamais portés. Je me moque d’elle en disant que c’est bien les femmes ça de jeter des achats compulsifs. Je rigole en lui demandant si c’est parce qu’elle ne rentrait plus dedans. Elle me foudroie du regard et me traite de crétin. Je n’avais pas remarqué qu’elle avait autant maigri.
Ce n’est pas un de ces jours de pluie d’été qui soulagent les âmes en peine…
Nous avons rendez-vous chez le médecin. Nous attendons les résultats.
Ce n’est pas un jour de pluie, c’est une belle journée d’été.
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