Amours cannelle
Je déteste ce patelin et son odeur de rouille de mer si caractéristique des vieux ports industriels. Je déteste ses habitants heureux d’être là tout en étant désespérés de ne pouvoir partir. Et plus encore, je déteste ce supermarché où se côtoient pêle-mêle les senteurs les plus infames. Je déteste le bip de ma caisse tandis que je fais passer les articles un à un. Je suis sorti de ma détestation quotidienne par des relents d’herbe et de bière bas de gamme. C’est encore le fils du patron suivi de sa bande de décérébrés qui vient se servir au frais de la princesse son père. Il sent encore le lait, mais se prend pour un géant. Je lui demande de régler les boissons qu’il a déjà ouvertes ; pour seule réponse il me demande si je sais qui il est. Je lui rétorque que je me moque de son incertitude génétique qui fait qu’il a le nez aquilin de l’associé de son père. Je suis convoqué chez le patron. D’un ton paternaliste, il me sermonne en me disant que je n’ai pas à m’adresser à un client de la sorte, même et surtout si c’est son fils, le seul de son adelphie. Après tout, dans cette ville se sont des notables. Je lui réponds que tout ce qui le distingue des autres, c’est d’être notablement con. Après avoir été reconduit dehors par les vigiles, je rentre dans ce qui me sert de maison. J’y suis accueilli par des embruns de larmes, de ceux qui accompagnent ma mère à chaque instant ; cette pauvre femme qui ne pourra jamais se débrasser de cette odeur, entre un mari bourru quand il n’est pas assez bourré pour l’honorer, et son seul fils qui ne pourra jamais l’aimer autant qu’elle l’aime. De père, je ne connais finalement de lui que l’odeur de l’huile et de la mer qui le précède, quand elle n’est pas supplantée une fois par mois par celle de Madame Monique, l’historique tapin de ce hameau. Mon père vocifère que je suis un bon à rien, que je ne sais pas tenir un travail, que même à l’usine j’ai été viré au bout de trois heures. Pendant ce temps, ma mère reste silencieuse à son habitude. Elle se contente de s’isoler pour accomplir son rituel. Elle ouvre une petite boite contenant un mouchoir en dentelle qu’elle a ramené de Paris quand elle était jeune. D’abord elle caresse le bois avant d’ouvrir délicatement la boite. Elle sort le mouchoir avec toute la précaution due à une relique qu’elle hume lentement, mais avec parcimonie comme si elle voulait en conserver encore un peu plus longtemps les saveurs. Jen ‘ai jamais osé lui dire que l’odeur avait disparu depuis bien longtemps.
Je repars de chez moi aussi vite que j’y suis arrivé, lassé des hurlements de mon père et de l’apathie de ma mère. Je prends le bus et suis accueilli par les vapeurs de transpiration macérée. Je m’assois à l’avant du bus, le plus près possible des portes. Je remarque sur le siège attenant un livre. Machinalement je m’en saisis et le porte à hauteur de visage. Je suis alors littéralement envahi par une senteur de cannelle tandis que je feuillette les pages. Je suis transporté par cette odeur, mon cœur bat la chamade tandis que mes yeux s’humidifient involontairement. Je suffoque et me retrouve obligé de m’allonger sur la banquette puante du bus pour reprendre mes esprits. Je caresse la couverture du livre. C’est « L’ange à la fenêtre d’occident » de Gustav Meyrink. Je dois trouver mon ange.
Impossible de trouver la moindre indication. Je reprends le bus le lendemain en prenant garde de retomber sur le même chauffeur. Je lui demande si une personne est venue rechercher un livre qu’elle aurait oublié. Il me dit goguenard que c’est encore un truc de ces connards d’intellos de foutre des bouquins partout et part dans une diatribe contre le parisianisme ambiant qui envahit la ville. Je l’interromps sans ménagement en fermant sa boite exhalant des senteurs de camembert, en lui pinçant les lèvres entre mon pouce et mon index. Devant mon air exaspéré, il m’explique en maugréant que la mairie et les associations de libraires sont mis en place un système simple : n’importe qui peut déposer un livre où il le souhaite pour d’autres lecteurs potentiels dans les bars, les bus ou autres lieux de passage.
J’erre pendant des jours dans toute la ville, le livre en main, de plus en plus tendu à l’idée de ne jamais trouver celle qui porte cette odeur de cannelle. Très énervé, je tombe sur le fils du patron du supermarché et ses potes en train d’embêter une jeune fille. Je ne l’ai jamais vu avant, ce qui est quasiment impossible car une noire dans cette ville se remarque très vite. Pour me défouler, je balance livre que je serrais pourtant contre moi pendant des jours sur la tête de l’abruti en chef. Tandis qu’il est sonné, je fonce dans le tas, distribuant coup de pieds et coups de poings à l’assemblée jusqu’à les faire fuir. Alors que j’allais partir sans demander de remerciements, je me prends une claque en pleine face. Alors que d’habitude j’aurais réservé un sort funeste à toute personne m’ayant ainsi outragé, je n’en ressors qu’heureusement sonné car cette main qui m’a giflé sentait la cannelle. Elle me hurle dessus que d’une elle peut se débrouiller toute seule, qu’elle n’a pas besoin de la protection de misssié le blanc colonialiste pour se débrouiller et que surtout, jamais on ne jette un livre. Je sais à présent que j’ai trouvé mon ange. Je veux lui parler, mais je la vois d’engouffrer dans une boulangerie, aller dans l’arrière salle et en ressortir quelques minutes plus tard avec une blouse avant de s’installer au comptoir.
Sans mot dire, mais en maudissant ma soudaine apathie je rentre chez moi. Je suis accueilli par les fragrances rances d’un parfum bad gamme sur mon père, à peine caché par les relents d’alcool pas chère. Il a du vouloir fêter sa paie comme à son accoutumée. Comme à son habitude, ma mère renifle le mouchoir parisien de sa jeunesse dont l’odeur a été gâtée par des années de larmes. Je la prends dans mes bras et serre ma joue encore rougie de la gifle gourmande contre la sienne. Elle ne comprend rien, mais se serre contre moi et relâche enfin toutes les larmes accumulées.
Je vais tous les jours à la boulangerie. J’apprends qu’elle est arrivée en ville il y a peu et que c’est la nouvelle employée. Sa spécialité, les petits pains à la cannelle. À aucun moment elle ne s’excuse pour la claque, quant à moi je refuse bien évidement de m’excuser de quoi que ce soit. Mais au fur et à mesure, elle se trompe dans ma commande et me laisse un pain supplémentaire. Ça arrive de plus en plus souvent. J’accepte un boulot de balayeur à la station-service. Je reste assez longtemps au milieu des odeurs suffocantes d’essence pour avoir de quoi payer notre premier rendez-vous officiel. Je vais la chercher à son travail avec un bouquet de fleurs. Elle se moque de moi ; je rougis. Nous prenons le bus jusqu’au restaurant, le meilleur de la ville, ce qui est d’autant plus simple que c’est quasiment le dernier encore ouvert. Tout le repas, nous médisons avec joie sur la piètre qualité gustative des plats. Arrivés au dessert, nous nous abstenons. Elle me dit qu’elle a préparé des desserts qu’elle a laissés chez elle. Nous quittons le restaurant non sans avoir copieusement rabroué le patron qui nous demande si le repas était à notre gout. Chez elle, je goûte les plats les plus fins et les plus savoureux qui soient. Je me noie dans un océan de cannelle dont je ne veux plus jamais ressortir. Tandis qu’elle se prélasse dans mes bras, elle me demande si je peux lui passer le livre que j’avais balancé le jour où nous nous sommes rencontrés ; elle aimerait bien le lire.
Je suis sonné les jours suivants. J’avais cru trouver mon ange, elle était parfaite. J’erre comme au premier jour avec le livre dans le bus. Je le prends tous les jours, toute la journée, tenant le livre du bout des doigts, les bras ballants. Une voix masculine, mais efféminée m’interpelle pour me dire que c’est un super livre que j’ai là. Je reconnais cette voix et cette odeur. C’est l’odeur de la peur de se faire frapper supplantée par celle du courage d’exister. C’est un ancien camarade de classe que je n’ai jamais vraiment apprécié sans vraiment savoir pourquoi. Enfin si, je sais. De mauvaise humeur, je vais pour l’envoyer balader quand il fait claquer une bulle de chewing-gum. Celle-ci exhale une odeur de cannelle reconnaissable recouvrant à peine l’odeur d’un autre homme dans sa bouche. Je réalise que je suis dans la panade.
Nous engageons la discussion sur le livre. Il me dit qu’il l’avait laissé dans le bus en espérant croiser un jour quelqu’un avec. Que c’est son livre de chevet et que son péché mignon était de le lire dans le parc en grignotant des petits pains à la cannelle. Il me demande d’ailleurs si je les ai goûtés. Je lui réponds que c’est ma copine qui les prépare. Aussitôt je rougis et me reproche intérieurement de lui avoir dit ça. Il me demande où je m’arrête ; je lui réponds avec lui. Avant que je ne m’en rende compte, je lui ai pris la main.
Au début, elle a très mal pris ce que je lui ai annoncé. La gifle initiale qui avait scellé notre union n‘était rien en comparaison des rafales que je me suis prises. Mais elle a fini par accepter l’idée ; lui aussi. Depuis nous sommes un trouple. Je déteste toujours autant celle ville. Je déteste un peu moins y vivre.
Laisser un commentaire