C’est l’histoire d’un geek
Cela faisait longtemps que je n’avais pas publié ici. Cette date est très particulière pour moi car aujourd’hui cela fait quatre an que mon grand frère est mort. J’avais écrit le texte suivant lorsqu’il était dans le coma la première fois. La vie a décidé que la fin de ce texte a été supplantée par celle réelle de mon frangin, mais il m’a laissé beaucoup de ses enseignements en héritage. C’est la raison pour laquelle j’ai finalement décidé de partager cette histoire avec vous, parce que sans mon frère il n’y aurait sans doute jamais eu d’Orpheo Mundi.
C’est l’histoire d’un geek qui a commencé l’informatique à une époque où ce n’était pas aussi populaire. C’était les années 80, un jeune réalisateur d’alors, Ridley Scott, concevait la pub « 1984 » pour le lancement du premier Macintosh.
Le minitel en était encore à ses premiers balbutiements, tandis que les premiers téléphones portables étaient des produits de luxe. Le geek de cette histoire s’est acheté son premier ordinateur dans la première moitié de la décennie et le branchait sur la télévision familiale, avant d’avoir les moyens d’acheter son premier moniteur monochrome. Les parents, inquiets, regardaient les câbles pendre et craignaient que tout ce fatras abime la télé couleur ; en ce temps, les télévisions en noir et blanc se vendaient encore. C’était une époque où tout le monde se demandait à quoi pouvait bien servir ce truc et où personne ne voyait ce que ça pouvait amener. Il n’existait pas réellement de programme scolaire comme maintenant, nous étions très loin de l’école 42 de Xavier Niel. Pour apprendre, il achetait en kiosque les quelques publications de l’époque. Il a conçu son premier jeu pour un concours ; il l’a remporté et ses codes ont été publiés dans le journal organisateur. Il a ensuite travaillé sur d’autres jeux vidéo sur Amstrad puis Atari – on parlait encore à l’époque de jeux électroniques. Il a participé à la conception ou au portage de succès comme Skweek, Tennis Cup ou Builderland, ce qui ravissait son petit frère qui avait ainsi l’occasion de les tester avant tout le monde.
Bien qu’ayant 10 de différence, les deux partageaient la même chambre disposant d’un lit superposé. Le grand dormait en haut, le petit en bas. Afin que son petit frère ne soit pas dérangé par la lumière du moniteur, il suspendait entre le lit du haut et celui du bas des pagnes africains que vendait leur grand-mère dans leur pays natal. Le résultat ressemblait à un lit baldaquin en version togolaise. Le petit frère n’était pas gêné par la lumière, mais il entendait tapoter toutes les nuits sur les touches du clavier. À cause de cela il lui a fallu des années pour s’habituer à dormir dans le silence. Le grand frère n’a pas strictement formé son cadet à l’informatique, mais il lui a montré des bases. Le petit était finalement plus intéressé par les jeux que par la programmation ; il n’était qu’à l’école primaire il faut dire. Il s’y est quand même essayé en voulant créer un jeu de labyrinthe et de quizz appelé « Dédale », afin de concilier son amour des jeux et de la mythologie grecque ; un projet bien vite abandonné, ne faisant pas le poids face aux diffusions de RécréA2 ou de Croq’Vacances.
Le grand a persévéré dans sa voie en intégrant des studios de jeux vidéo puis des boites d’informatique plus larges, travaillant sur cassettes, puis disquettes et plus tard CD-Rom. Il était suffisamment doué pour choisir ses employeurs ; on appellera plus tard ce profil des « développeurs stars », toujours très recherchés dans les entreprises. On lui a même proposé, à lui l’autodidacte, d’enseigner l’informatique. Pour des raisons de santé, il a dû arrêter toutes ses activités, mais a laissé des traces techniques et humaines. Bien que n’ayant pas formé son petit frère, il lui a transmis des choses importantes, dont la curiosité : ne pas se contenter d’utiliser quelque chose, mais en comprendre aussi le fonctionnement. Il lui a également donné des conseils d’utilisation que son petit frère transmet à son tour. Il lui a aussi enseigné un certain sens de la pédagogie car il disait toujours : « si la personne ne comprend pas, c’est que j’ai mal expliqué ; il faut toujours se mettre au niveau de l’autre ». En grandissant, le petit a continué les jeux vidéo, puis a commencé à s’intéresser au numérique, quand il a pu acheter tardivement son premier ordinateur. Il a ensuite approfondi d’autres domaines lorsqu’il a eu besoin de créer son premier site. Nous étions alors à la fin des années 2000. Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis le début de l’histoire. Un jour, le grand frère a dit à son petit frère qu’il allait peut-être faire appel à lui pour des projets informatiques ; le petit a tout de suite répondu qu’il n’avait pas le niveau et qu’il n’était qu’un bidouilleur. Après tout, il ne faisait que discuter de temps en temps d’informatique de façon informelle. Le grand lui a rétorqué « qu’il avait évalué ses compétences et qu’il en était parfaitement capable ». Le petit frère ne s’était jamais senti aussi fier qu’à ce moment-là, le grand n’étant pas du genre à faire des compliments. Depuis, il continue à apprendre, transmettant à son tour ce qu’il a appris même si lui n’en a pas fait son métier.
La santé du grand frère a commencé à décliner, le temps et les histoires de famille (mais existe-t-il des familles sans histoire) les ont séparés. Ils se sont retrouvés dans une chambre où les moniteurs de l’hôpital ont remplacé les moniteurs des PC. Le petit frère est assis par terre à côté du lit où se trouve son grand frère, son ordinateur potable sur les genoux, attendant qu’il se réveille et priant la seule chose que les deux frères ont toujours eu commun depuis leur enfance en dépit des fâcheries : la trinité représentée par Batman, Superman et Wonder-woman. Il réfléchit à ce nouveau monde auquel son ainé a participé. Ce dernier n’est pas Steve Jobs ou Bill Gates, il n’a pas le statut de doyen ou de grand concepteur comme Sir Tim Berners Lee, ni n’est un entrepreneur star comme Elon Musk ou Marc Zuckerberg ; son nom est inconnu. Pourtant, il fait partie de celles et ceux qui ont cru très tôt à l’informatique et ont contribué à l’apporter au grand public. Le petit frère fait le lien avec toute la famille grâce à son téléphone portable, y compris avec leur frère ainé qui vit au Japon, via Skype. Cet ainé était aussi un pionnier dans le genre, parti au Japon à l’époque où ce pays était l’ennemi économique à abattre, quand Edith Cresson qualifiait les japonais de fourmis, tandis que la presse unanime ne parlait pas de mangas, mais de « japoniaiseries ». Dans les année 90, cet exilé au pays du soleil levant montrait à ses étudiants japonais les catalogues de la Fnac pour montrer le retard technologique de la France. La Fnac, pourtant « the place to be » pour s’équiper de matériel dernier cri dans nos contrées hexagonales, n’était rien par rapport à Akihabara « le quartier électrique » de Tokyo.
Le petit frère se rappelle de son tout premier téléphone, c’est d’ailleurs son grand frère geek qui l’avait choisi pour lui. C’était un Motorola énorme vendu avec la toute première Mobicarte vers la fin des années 90. À l’époque, où les pagers et autres tattoos étaient à la mode, où les téléphones Bi-bop de France télécom avait un usage limité, posséder un mobile était considéré comme inutile et suscitait la moquerie ; tout le monde en a un aujourd’hui. Le petit frère fait des recherches sur son ordinateur portable, connecté à internet avec son téléphone faisant office de modem. Le moindre smartphone bas de gamme d’aujourd’hui est mille fois plus puissant que les ordinateurs sur lesquels son grand frère avait fait ses armes. Il se renseigne sur les bracelets ou colliers connectés : l’un de ses collègues avait d’ailleurs parlé un jour en réunion des systèmes d’assistance, des robots pour aider les invalides ou les personnes âgées, de la façon dont le numérique peut aider les personnes affaiblies. En approfondissant les possibilités pour que son grand frère puisse retrouver de l’autonomie numérique, il se rend compte – même s’il le savait déjà – que les outils et/ou le matériel d’accessibilité coûte très cher. Le numérique est grand est ses possibilités infinies, mais les coûts restent importants, occasionnant ainsi une double peine aux personnes en état de dépendance. Mais c’est encore le début, un ordinateur coutait une année de salaires dans les années 80, il en sera peut-être de même pour le numérique d’accessibilité qui reste encore un marché de niche expérimental. En attendant, il existe des moyens de faciliter les choses. Entouré de machines hospitalières sonnant de temps en temps envoyant un signal aux infirmières pour remplacer une seringue, il se rend compte à quel point le numérique a changé la vie de tous et peut même en sauver.
Le grand frère a fini par se réveiller, la fin est heureuse. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car cette petite histoire n’est pas seulement celle d’un geek pionnier et d’un autre qui l’est devenu, elle raconte aussi la grande Histoire du monde, de ces 30 dernières années d’évolution, de la révolution technologique que nous vivons et de toutes celles et ceux qui ont contribué à façonner ce monde.
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