L’écrin des cris (IV)

Ananda : Profane (Overcome Records / 2000)

1.0
D’entrée de jeu, Profane déclenche un sentiment de guérilla urbaine. Ça pue l’asphalte, le béton, l’acier. Incendiaire et tortionnaire, Ananda donne à son premier véritable album une couleur de fureur. Empruntant au hardcore son urgence hagarde et au death sa lourde obscurité, le combo enclenche dès les premiers instants sinueux de « Journées exsangues » une pression qui ne se relâchera qu’avec les échos lugubres de « Machine ».
Variant sur les rythmes, Ananda est capable d’accélérations suffocantes comme de ralentissements pesants, tout en maintenant cette intensité d’une inquiétante opacité. Sur un ton oppressant, ça déballe une crise de nerfs en véritable coup de sang. L’envie de réveiller le peuple-troupeau de sa bêtise à grands renforts de pavés et de barres à mine, de bagnoles en feu et de vitres brisées. Oui, on joue sur la violence, mais celle-ci n’est jamais gratuite. Elle intervient parce que poussée dans ses retranchements. Elle intervient parce qu’il n’y a pas d’autre issue. Elle intervient parce que plus rien n’est à venir…
Le quotidien est nauséeux, anxiogène, et pourtant nous maintient dans un insupportable état de servitude volontaire. Profane, c’est justement la révolte contre ce sacré qui n’est qu’une fumisterie illusoire. Le groupe cite justement Feuerbach, inspirateur de Marx et de son opium du peuple : « Et sans doute notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est pour lui le comble du sacré. »
Ananda retrace ainsi la réalité dans ce qu’elle a de plus écœurant, dans cette opposition entre justice et force dont Blaise Pascal parlait déjà sur la base d’un pessimisme anthropologique. Le débordement rhétorique et théorique de la seconde sur la première achevait le cynisme d’une réalité délitée, alitée, à l’image si cruelle et si crue. « Nous vivons dans le ventre de notre création qu’est cette machine. Elle fonctionne à merveille, écrase, détruit… Monstre de la pensée collective, elle te digère sans répit. » Ancré et encré dans l’actuel, Profane est le reflet de ce qui est refusé lorsque tous les fusibles sautent dans ce refuge toxique. Profane, c’est le couteau sous la gorge, le canon sur la tempe, le pare-chocs sur ton âme en ruine. Chronique acerbe des temps modernes, où plus rien n’a de sens, où tout est creux, cette densité retrouvée a de quoi faire trembler par sa sincérité.
Le propos âcre et âpre se dégage de cet âtre comme une fumée nocive qui donne envie de recracher toute cette merde indigeste avalée à longueur de journées dépourvues de sens, à la fois direction et signification. Par son usage modéré des dissonances, la musique joue et jouit du désordre turpide, comme un sarcasme incompris. Se confondant à la bestialité de l’homme moderne, qui n’a plus rien d’animale, Ananda a le regard fiévreux, métallique et compulsif. La batterie assomme dans ses acrobaties frénétiques, la basse claque avec véhémence, et les guitares empestent d’impétuosité dans ce tumulte névrotique où les vociférations de ténor émacié, un peu en retrait, contribuent à vomir un fond sonore tenace.
Profane est l’un des albums les plus intenses proféré par la scène française, et marque par la densité de sa rage. Son architecture dissimulée sous une allure de vacarme participe à la solidité de sa pugnacité. Douze ans après sa sortie, Profane est plus que jamais d’actualité, avec un son rugueux mais compact, loin des productions volages et superficielles qui pullulent aujourd’hui. Cette colère s’inocule dans l’écorce du corps comme un écho écorché du marasme quotidien, où l’on se consume à consommer, où ce que l’on possède finit par posséder, avant de se conclure dans une couleur à l’atrocité bien réelle : rouge-sang, rouge-feu.

http://www.myspace.com/anandahardcoremusic

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