Les Nerds à vif
Il fut un temps où il ne faisait pas bon d’être geek, pas si lointain d’ailleurs à mon souvenir, ou à des éons si l’on prend en référence la fréquence des sorties smartphoniennes et autres tablettes. Aujourd’hui tout le monde se réclame en être, lorsque j’écris tout le monde je signifie ceux en permanence connectés -blogueurs, commentateurs de tout forum, facebookiens- bref les seuls êtres dignes d’intérêt si l’on se réfère au critérium majeur de notre époque qui veut que le bruit parasite assourdisse le monde conscient, l’arase et le nivèle par le bas ; avec ce double mystère révélé par cet état de fait, comment ce parangon de cliché -lunettes aux verres cul-de-bouteilles et spores purulents- a jamais pu devenir à la mode et, surtout, comment cette période de supra, d’hypra-individualisme a-t-elle pu rassembler ses charognards lui servant d’unité carnée autour, entre et au sein même de mythologies jadis réservées et vénérées par des parias généralement masculins musclés comme des serpillères ?
C’est que, voyez-vous, d’énigme il n’y en a point. Non, l’ère que nous vivons n’est pas plus tolérante qu’avant, bien au contraire, elle aurait plutôt tendance à se commettre dans l’inverse, se renfermer, se compacter, s’insinuer dans toutes les strates du confort moral, intellectuel et conceptuel, ne relâchant que fiel et miasmes garnis au pauvre idiot refusant de rentrer dans la ronde. Alors fleurissent communautarismes, appauvrissement civique, échangeant la grossièreté de la rébellion à la vulgarité du servage, l’auto-esclavagisme en point d’orgue de notre société.
C’est ici que tout débute, que tout prend son sens tandis que l’intelligence perd le sien.
Comment faire briller une individualité ? Par un caractère, un comportement et la délivrance d’idées nouvelles ne vous demandez-vous peut-être pas. Oubliez la réunion de ces trois critères en un seul être, celui-ci n’existe pas, et les génies les ayant réunis ne sont plus depuis longtemps de ce monde. Un caractère donc. La pression sociale voulant que vous soyez un winner, que vous écrasiez les autres pour y arriver, l’égoïsme, la duplicité et l’égotisme sont donc les étendards sanglants portés par la majorité, vous ne vous distinguerez pas par là. Tant pis. Le comportement à présent. Pour mieux sortir de la masse votre esprit devra déjà s’être aperçu du point précédent, l’analyser froidement et amputer lesdits éléments de sa personnalité. Oui mais voilà, quelle place sociétal est réservée à l’individu refusant la course au gain ? Se laisser marcher dessus, écraser, est humiliant pour l’ego et peu d’entre nous ont l’âme assez solide pour supporter la mise au ban de ses pairs. Restent les idées nouvelles. Se greffe là-dessus une difficulté matérielle non-négligeable qui nécessite à elle seule une propension au sacrifice -quand elle ne s’adonne pas en besoin- qu’est la lutte afin de préserver temps et énergie dans la quête d’enrichir, avant toute chose, son propre quotidien. Qu’il est difficile pour toute âme artiste, inventive ou généreuse n’étant pas né une cuiller en argent dans la bouche avec à ses côtés un agenda n’ayant conservé que les bonnes adresses, de pouvoir s’adonner à une véritable passion quand le plus clair de son temps, et donc de son énergie, est consacré à se procurer gite et pitance. Alors la plupart abandonne, fatigué, blasé, lassé de ces joutes à la Don Quichotte et cède à l’appel du gloubi-boulga environnant.
Et cette bouillie, lorsqu’elle n’éclate pas en une religiosité des plus rances, adopte la croyance de la loi du marché, le business par l’entertainment.
Plus on fuit la réalité plus on plonge dans la fiction.
Cette maxime fut vrai pour nos fameux geeks, elle l’est d’autant plus maintenant que son sujet est la masse, à cette différence fondamentale près que le geek, le paria de l’époque était vraiment rejeté et méprisé par son environnement et par la dure substance de sa réalité lui empêchant d’accéder à ses propres désirs et, a fortiori, à ses rêves. Il s’agissait là d’un compromis passé avec lui-même, si son quotidien refusait de le prendre en charge, de le former, alors il irait lui-même rechercher ses propres modèles de substitution. Le geek ne l’était pas par choix ou par envie, il l’était parce qu’il n’existait pour lui aucune espèce d’échappatoire ; ce qui, attention, ne signifiait pas pour autant qu’il ne prenait pas de plaisir à naviguer dans ces autres espaces-temps, il y prenait d’ailleurs autant de plaisir que parce que justement ces univers lui permettaient de voyager ou de partir à la dérive sans crainte pourtant de ne jamais se perdre. Sa geekerie était d’autant plus poussée que personne n’avait su, ou pu, lui extirper sa propre présence en ces mondes fabuleux.
Mais aujourd’hui le dur reflet de la réalité a les moyens de sa cruauté. La technologie à notre disposition a créé cette aberration que d’aberrants prédicateurs ont qualifiée de « village mondial », l’image est aussi marquante qu’elle est fausse, mais nous n’épiloguerons pas là-dessus car tel n’est pas le sujet du jour. Cependant cette expression devenue à la mode n’en contient pas moins en son corps une vérité, la moindre catastrophe frappant l’autre côté de la planète -ou un pauvre nœud complètement bourré faisant du skate aux states se ramassant comme une merde pendant qu’un chat trop mignon pris de panique par le navrant accident bondit simultanément des ses quatre fers- est immédiatement su, audio et vidéo généralement à l’appui.
L’horreur de tout cela est qu’au lieu de nous rapprocher les uns des autres, s’identifier les uns les autres comme faisant partie d’une seule et unique race, détenteurs d’un même génome, ce déluge d’apocalypse, de situations embarrassantes, drôles ou tendres ne nous ont fait qu’expectorer la Vérité, plutôt mal-tapie, de la race humaine : saloperie intrinsèque et inexorable repli sur soi en gardant tout, même l’inutile ou le superflu pourvu que l’autre, cet autre me ressemblant comme deux goutte d’eau, ne puisse se l’approprier.
Mais l’Homme est créatif, ingénieux, et alors que la nature imposerait à tout autre animal de clore les paupières devant ledit dur reflet de la réalité, lui, trouve un palliatif ; des œillères. Il se mit alors à consommer plus que de raison ce que la veille au soir ne lui servait que de divertissement entre le rentrer du boulot, le cinq à sept avec la secrétaire dans un hôtel borgne pendant que Madame se fait tringler par le meilleur ami de son fils ainé parti de son côté apprendre la vie à la dure dans les vestiaires de son club de foot, un diner moyen avec un dessert dégueulasse préparé avec des ingrédients recueillis par ces mêmes enfants actuellement sur le poste de télévision dont l’horreur de la condition fait dire au chef de famille que c’est indécent de regarder un truc comme ça pendant qu’on bouffe !, et le coït conjugal hebdomadaire afin de faire croire à l’un et à l’autre que l’on tient toujours à sa moitié et que l’on persiste ainsi à se persuader que nous sommes des créatures monogames, fidèles le temps d’une vie, et Jésus-Christ, etc., etc.
Mais ce feuilleton, cette série, ce film devisé sur son canapé en gobant les crèmes chocolatées Alsa réclamées par la petite dernière ne suffisent plus à combler l’inanité pléthorique de toutes ces images venues d’ailleurs (ces autres!) et le triste visage sans espoir aucun des habitudes quotidiennes. Il en faut plus, consommer, consommer, mais quoi ? Ce leitmotiv capitaliste doit lui-même bien se nourrir d’une quelconque substance, mais laquelle ? La question ne reste pas longtemps en suspens tant la rhétorique de ce même capitalisme est implacable. Ils demandent de la poudre aux yeux ? Très bien nous avons Hollywood et ses dépendances. Les esprits vides réclament plus de vacuité et moins de stimuli extérieurs ? Parfait nous avons les armes afin de remédier à ce manque et, en plus, vous savez quoi ? Nous allons générer une masse incroyable de fric avec tout ce cirque, vive la multiplication des supports ; outre la télé et ses ressources publicitaires et/ou par tout moyen d’abonnement, de VOD, la distribution sur le physique existe encore et nous aurons toujours beau jeu d’accuser le piratage de nous escroquer des dividendes supplémentaires – à comprendre en langage officiel, « nuire à la créativité et au développement artistique » (sic).
Mais de quelle créativité, de quel art (si ce n’est celui de l’arsouille) parlons-nous ici ?
Car si, à l’instar de toutes les mauvaises décisions prises dans l’Histoire, la grande arnaque a créé ses propres héros et ses vastes surprises, à savoir certains longs-métrages ou séries réussissant à surnager dans ce flot de tourbe, la plupart des concepts de ces créatifs tient au pillage pur et simple des ces univers naguère réservés car laissés -comme on laisse la boue aux cochons- aux geeks. Aujourd’hui le Tron guy n’est plus seulement un imbécile certainement puceau et quelque peu demeuré, mais un des devanciers du cosplay, c’est dire s’il est devenu cool !
Et tout changea ainsi de perspective. Car non le problème ne réside pas dans la préhension du grand public de mondes jusque là connus d’une seule élite ; ce n’est pas un souci de chasse gardée, de possession égoïste. Rien ne fait plus grand plaisir à un passionné -un vrai, pas un usurpateur ou un courtisan- de voir l’objet de sa propre passion emplir l’espace dit culturel de ses concitoyens. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ainsi le réconfort, la fierté d’avoir eu raison d’aimer ceci avant tout et tout le monde le galvanise.
Mais cela ne se passe pas ainsi pour le vrai geek, car lui l’a vu et l’a reconnu ce monstre tentaculaire venir vampiriser ce qu’il idolâtrait, pré-mâché, mâché, dégluti et digéré pour mieux être vomi à un public imbécile ce qu’il était venu chercher : un spectacle à son niveau, faible et inoffensif, inconséquent, des effets m’as-tu vu en veux-tu en voilà dénué de tout le sel et de tous ces éléments constitutifs pour lesquels nous en avions fait nos modèles de substitution.
Je pense ainsi plus particulièrement aux mondes super-héroïques, mais pas seulement, pour lesquels un article entier, embrassant toutes les frontières de leurs métaphores, de leur symbolique devra être rédigé.
Mais le calice se boit jusqu’à la lie. Fort des millions, des milliards engrangés par leurs roboratives nullités, les patrons de studios et de chaines de télévision appartenant tous à de puissants consortiums et holdings, découvrent avec un plaisir et une stupeur parfois non-dissimulés que les maisons d’éditions aux origines de leurs succès nouveaux leur appartiennent déjà ou ont été acquises plus ou moins récemment et s’empressent de leur exiger à ce que les mêmes recettes ayant fait leurs preuves sur grand ou petit écran soient appliquées aux médias et matériels de base. Ainsi la médiocrité devient la norme, ainsi s’en chutent idoles et icônes des temps passés. La plèbe acclame et en redemande, le geek, lui, vient de se faire spolier ce pour quoi il n’avait jamais cessé d’espérer, jusqu’à ce jour. Le tout évidemment sous le couvert d’une hypocrisie des plus sincères car tel que se décrit Robert Stark ou Tony Downey jr. (je ne sais plus très bien) à la fin de ce pathétique et pitoyable Iron Man 3 -prochain article m’étais-je promis- « je ne suis qu’un mécano » croit-il s’avouer apparemment sans malices et sans rire au volant d’une voiture de sport à la valeur monétaire équivalente au PIB du Bangladesh, une clef à molette dans la poche de son costume à 300 000 boules.
Ainsi en va-t-il du cynisme soyeux des maitres du monde actuel honteux de leur statut de grands patrons placés tout en haut de l’échelle par la filiation, la finance et les putasseries, allant jusqu’à faire croire à une vocation artistique ou ouvrière ayant atteint son paroxysme d’évolution en leur situation sociale.
Ont-ils certainement raison car la société n’est que vol et viol ; ce n’est donc pas pour rien que se fait entendre ces jours-ci dans les rues d’Athènes ce slogan révolutionnaire adressé aux usuriers de ce monde :
« Allez donc vous faire voir chez les Geeks ! »
Mehdi Gzom
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