APOCALYPSE

La salle ne désemplissait pas. Les clients se ressemblaient tous dans leurs particularismes. Un groupe partait, un autre prenait sa place. Mêmes thèmes, mêmes discussions, des commandes, les allées et venues des serveurs, consommer, payer, encaisser, rendre la monnaie, bonjour, s’il vous plait, merci, bonne soirée, carpe diem, carpe noctem, rires, joies, larmes, angoisses, espoir. J’aimais cet endroit, contempler mes congénères dans leur catharsis éthylique, cette danse exécutée à la perfection chaque soir… excepté cette nuit là.

Trois hommes étaient attablés depuis plusieurs heures déjà dans un silence quasi religieux. Ils ne se regardaient pas, bougeaient encore moins, ni même ne se levaient pour obéir à quelques impératifs naturels. Ils se contentaient d’un geste aux serveurs pour remplir leurs verres. La quantité d’alcool que chacun d’eux avaient ingurgité aurait suffi à faire rouler sous la table un breton d’origine polonaise. En dépit de leur ivresse présumée, ils restaient stoïques, droits et dignes. Rien en eux ne trahissait la moindre défaillance. Alors qu’à raison d’un verre tous les quarts d’heure… depuis combien de temps les observais-je? Trois heures? Quatre heures? Sûrement plus. Le temps semblait suspendu entre eux, pour eux. D’habitude je serais parti en quête d’une tablée bien plus divertissante. Je me perdais dans une contemplation béate d’où seul l’apocalypse aurait pu me tirer. Mais cette langueur était si déroutante… si plaisante… Etais-je donc le seul à les voir? Plus le temps semblait statique plus je voulais hurler, briser le brouhaha ambiant pour restaurer le silence. « Regardez les, imbéciles ! Taisez vous ignorants ! » Seule la crainte de troubler l’apparente quiétude de ces trois créatures – aucun autre terme ne saurait décrire des êtres si particuliers – seule cette crainte m’interdisait toute velléité bruyante. Je me contentais de regarder cette étonnante cène.

Une réaction?! L’un des comparses silencieux, le plus radieux de tous, eut un sourire. Cette simple expression d’amusement révéla chez cet être une beauté quasi diabolique. Il était un appel à la tentation pour toute personne un tant soit peu pourvue d’une libido. Le désir m’envahit si brutalement que j’en fus effrayé. Je voulais mordre sa langue jusqu’au sang pour faire de ses lèvres un graal bestial. Mon être entier vibrait et se damnait. Qu’est ce qui avait pu opérer un tel changement sur ce visage si morne quelques instants auparavant? Je le devinais plus que je ne le voyais tendre l’oreille: « losing my religion ». C’était donc cette chanson qui avait su décrisper cette étoile mélancolique. Mais au milieu de cette cohue auditive, avec ces deux enceintes crachotantes, les envolées lyriques et musicale perdaient de leur sens. Alors pourquoi souriait-il? Comprenez ma surprise: depuis ce qui me semblait être des éons j’observais ce triumvirat qui se contentait entre deux gorgées de fixer leurs verres, un peu comme un condamné préférant se noyer pour oublier qu’il va mourir. C’est ce qu’ils m’inspiraient. Ils semblaient vouloir noyer la vérité dans une ivresse contemplative. Oublier qui ils sont. Oublier ce qu’ils sont. Oublier qu’ils sont. Abîme. Mon prince ténébreux finit par prendre la parole et à ma grande surprise, j’attendis distinctement sa voix en épit de la cohorte nocturne.

Il m’a suffi d’un don pour tout déclencher, mon cadeau empoisonné aux hommes, une simple conscience qui leur manquait. C’est avec un plaisir non dissimulé que je les vis découvrir leur nudité. La mère de toutes les mères qui voulait faire sa sainte nitouche, tandis que son grand dadais de mari sentait le désir monter en lui, et sa tête lorsqu’elle prit les choses en main pour faire de lui un homme! Ils étaient aussi touchants que des collégiens à leur première boum, tout aussi naïfs, troublés, hasardeux dans leurs approches, gauches dans leurs premiers baisers… De toute ma carrière je n’ai jamais pu reproduire une tel coup d’éclat, tout était fait et dit: Sodome mon amour, Gomorrhe ma passion, Babylone mon épouse éternelle. Quel succès! On m’a offert un terrain de jeu, je n’avais plus qu’à en profiter. Je devais juste faire suivre aux hommes mon panache obscur. Pour être honnête, si ma parole a encore un sens, je dois concéder un échec. Job. Si cela était en mon pouvoir je maudirais son nom pour les siècle des siècles amen! J’en parle encore à mon psychanalyste. Je lui fais une crasse, il dit merci, une autre et il répond ok, j’en rajoute et là il fait quoi? Il se prosterne en disant amen! Quel con! Perdre un pari étant déjà suffisamment vexant je n’avais pas besoin en plus que l’histoire soit dans le best-seller des best-sellers. Vous imaginez bien que pour moi, l’orgueilleux, ce fût un fichu coup au moral. Par chance les individus tels que lui sont rares ; très rares… Les affaires marchent bien. Je dirais même qu’elles sont de plus en plus florissantes. Extension, OPA et tout ça sans avoir besoin de délocaliser

Il se tourna vers un de ses compagnons de beuveries:

Tu as de la chance que je ne sois pas rancunier. Tu as voulu me planter en lançant une nouvelle branche. Pourtant sur la montagne, je t’avais offert un partenariat privilégié en t’offrant des parts dans ma boite. Mais comme un bon petit fils à papa tu as refusé la transaction en dépit de tous les avantages proposés

Il avait prononcé ceci avec tant de cynisme.

Mon boulot? Tenter les foules, leur faire quitter ce chemin si droit tracé pour eux avant même qu’ils aient la chance d’exister. Je dois les pousser à s’éclater dans tous les sens que peut prendre ce terme. J’ai tout ce que je veux alors pourquoi me plaindrais-je? Des fidèles par milliers et une notoriété internationale

Sa dernière tirade sonnait faux. On aurait dit un de ses acteurs de cinéma n’ayant jamais connu le théâtre et se contentant d’éructer sans conviction un texte appris par cœur. Il en allait de même pour l’étoile du matin. Il s’était arrêté dans son monologue pour observer l’impact de ses propos sur ses camarades de tablés. Devant leur scepticisme affiché il baissa la tête et reprit d’un ton empli d’une infinie tristesse.

Je suis utile. C’est mon rôle. En les tentant je les oblige à devenir meilleurs. J’étais si heureux lorsqu’ils sont nés. J’aimais voir leurs danses, leurs rires, leur fraternité. Leur existence n’a de sens qu’à travers leur sublimation même si celle-ci est forcée, même si elle intervient à travers la souffrance. Il fallait qu’ils soient libres pour pérenniser leur existence. Il leur a donné la vie, j’ai accepté de leur donner une conscience. Ils souffrent mais en deviennent meilleurs! N’est-ce pas! N’est-ce pas?! N’est-ce pas… pourquoi ai-je du le faire?

Je me lamentais sur la vision de son beau regard se replongeant dans son verre.

Celui que je reconnus comme son éternel opposant et pourtant compagnon d’un soir brisa le silence oppressant qui avait repris ses droits au sein de cette étonnante congrégation. Durant le discours en clair-obscur du Prométhée infernal il s’était contenté de masser ses mains transpercées d’où coulait sans discontinuer le sang de la vie. La douleur se lisait sur son visage incarnation de chaque être né et à naître.

Je suis né, j’ai grandi, j’ai aimé… spirituellement bien sur.

Se sentit-il obligé de préciser devant le petit rire sardonique du grand accusateur

Chaque être qui m’entourait était un vestige vivant de la volonté divine. Mes rires étaient dans leurs cœurs. Mes larmes étaient pour eux. Enfant je ne parvenais pas à comprendre la mort. Pourquoi tant de souffrances infligées à des êtres si fragiles. Lorsque je fus révélé à moi-même, j’appris à repousser le mal et à dominer la douleur pour eux et par eux. Je ne fus jamais autant homme qu’en endurant leurs peines. L’Iscariote fut sacrifié pour ma parousie future. Je leur pardonnais afin qu’ils puissent à leur tour pardonner car je vis que cela était bon. Du royaume céleste je contemplais cette alliance nouvelle et éternelle. Que d’horreur je ressentis devant le calvaire de mes compagnons d’antan. J’ai versé tant de larmes sur celui que j’ai condamné à l’errance et sur le pendu dont le nom reste une source de malédiction, symbole de traîtrise. Ils n’étaient tous que des hommes qui ont tant subi pour mon nom. Mon église fût bâtie sur leur sang mais c’était le prix à payer. Mes fidèles se faisaient de plus en plus nombreux. Leurs chants d’amour s’élevaient vers moi. Puis ceux-ci devinrent des imprécations en direction de leurs frères. Que se passait-il? Ils tuaient pour moi! Ils n’avaient rien compris! La main tendue se refermait en un poing vengeur! La souffrance revint plus prégnante encore! Je les aimais tous tant pourtant! Je voulais hurler mon dépit à la face du monde! Ceux qui témoignaient des errances humaines étaient conspués, châtiés pour avoir voulu suivre ma vérité. N’était-il pas prévisible qu’ils finissent par se détourner de moi? Mes plaies demeurent ouvertes et intarissables. J’ai souffert pour eux! Je suis mort pour eux! Tout ceci en vain! Pourquoi l’ai-je fait?

Alors il en était ainsi? Même celui dont la bonté est infinie et qui jusqu’au bout nous a pardonné se sentirait vaincu? Il regretterait ses actes? Avons-nous réussi à épuise son infini patience? Que nous reste-t-il si lui-même se détourne de nous? Ce fut le premier orateur, prince de ce monde qui répondit en poussant un gémissement qui déchira mon âme.

Il restait le troisième convive. Celui-ci était à sa manière tout aussi impressionnant que les deux autres. Ses yeux me fascinaient. A travers eux c’était le ciel et ses nuances que je percevais. Lors des discours précédents, ils avaient pris des teintes particulières se couvrant de brumes et de pluies avant d’être orageux puis clairs et radieux avant de devenir pareils au soleil d’automne. Son regard était aussi inhumain que son corps androgyne qui semblait être taillé dans les pierres du royaume céleste. Il s’était tu jusqu’alors, laissant son regard trahir ses émotions. Ce n’est qu’à la fin de l’intervention de l’agneau qu’il émit un bref soupir. Personne n’y réagit. Il avala une gorgée d’hydromel humaine bon marché et soupira plus longuement, plus ostensiblement. Il prit à son tour la parole après avoir attiré leur attention:

Tel qu’il fût annoncé je te combattrais et te vaincrais.

Il s’était adressé à l’étoile du matin. Il se tourna ensuite vers le fils:

Je soumettrais les impurs à ta volonté. Les myriades célestes contre les cohortes démoniaques. Nul ne résistera. Aux portes de la Géhenne, le bon grain sera séparé de l’ivraie. Les villes pécheresses tomberont et viendra le temps de le parousie. La paix sera sur ce monde.

Silence oppressant. Longue méditation pour eux. L’angoisse pour moi.

Je tuerai mes frères, massacrerai l’humanité, libérerai les cavaliers de la tourmente et permettrai de bâtir un nouveau monde sur un charnier grâce aux neufs grades célestes sous mon commandement car telle est sa volonté, son unique et seule volonté et dans le joie apportée par la révélation j’aurai le sang du monde sur mes mains! Pourquoi devrais-je le faire?

Le bar était vide à présent. Le serveur rangeait sans se soucier de nous. Je ne pouvais partir. Pas maintenant. Les trois pénitents se regardaient en silence, ébahis mais conscients de s’être livrés au-delà même de ce qu’ils avaient secrètement espéré. Hérésie, blasphème, apostasie, existait-il un mot assez fort? Pourtant loin de fuir leurs vérités, ils restèrent ainsi assis complices. De nouveau ils étaient frères. Enfin. Ne souhaitant pas briser de suite cette harmonie retrouvée ils se levèrent lentement, sans un bruit et payèrent leurs innombrables consommations. Avec un sourire triste, le prince du mal laissa trente euros de pourboires. La chape de plomb retomba sur eux. Je compris qu’il savaient qu’en partant l’éternité reprendrait son cours. Reprenant leurs atours coutumiers ils quittèrent ce lieu chimériques. Je restais là tétanisé. En cherchant du regard un autre témoin pour soutenir ma raison j’aperçus tapi dans l’ombre un vieillard que je n’avais vu mais que je reconnus de suite. Un vieillard vêtu de haillons à l’image de la foi. Juste quelques hardes pour parure, pour habiller sa perfection. Depuis quand était-il là? Avait-il tout entendu? Conneries! Quand bien même il l’aurait voulu il n’aurait pu rester dans l’ignorance! Il mit la tête dans les mains et prononça des paroles que jamais je ne pourrais oublier. Il sortit. Je le suivis, le visage strié de larmes incontrôlables. Dans ma hâte je bousculais un serveur qui étouffa un juron devant mon désespoir affiché. Je tremblais sans parvenir à me maîtriser, pleurnichant, reniflant tel un enfant tentant de rattraper son père avec ses petites jambes. Dans la rue des gens courraient. Une odeur asphyxiante de brûlé… de sang… de larmes… des cris… des corps partout… en moi… où étions nous? Quand étions nous? A travers la marée humaine agonisante menacée par la main de l’homme je le vis debout, fixe et fier tandis qu’un char s’avançait en broyant tout sur son passage. Afin de prouver au monde sa toute puissance, qu’il était, est et sera éternel et absolu, il écarta les bras, mis ses mains qui avaient crée le monde en avant devant ce béhémot de métal, lui intimant l’ordre de cesser ses exactions et de se soumettre à sa volonté.

Le char ne s’est jamais arrêté. Je me collais contre un mur… m’accrochais désespérément… mes jambes ne me soutenaient qu’à peine… je suffoquais… mes pleurs m’étouffaient… cette puanteur… bouffées de chaleur… si froid… vomir… corps… lourd… néant…

Vivant. Depuis il m’arrive d’en douter. Croyez le ou non j’ai réellement assisté à cette tragédie, cette comédie sans masque. Il ne me reste plus qu’à vous faire partager égoïstement ma passion. Les derniers mots prononcés par l’unique avant de quitter ce bar. Mais vous vous doutez déjà de ce qu’il a dit. Non?

Qu’est-je fais?

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