LA VIE DE STAN SMITH

San Francisco,

Une journée comme les autres dans ta morne vie. Tu en es là, à attendre les ordres de ton patron. Celui-ci fait les cent pas en éructant contre ces « putains de russes ». tu connais cette rengaine par cœur. C’est lassant. Tu l’as rejoins dans sa somptueuse baraque sur les hauteurs de la ville, donnant une vue splendide sur le golden gate bridge. Cliché. Cliché. Cliché. Cliché pour touristes avides de retrouver ce qu’ils ont vu dans leurs petits postes de télévision. Cliché pour des habitants aussi prisonniers de leurs chimères que les reclus d’Alcatraz. Cliché à ton image. Ce soir, une importante transaction aura lieu dans un entrepôt près de Castro Street, un territoire neutre. Il faut venir armé, te conseille gentiment Pépé Silvano, un des anciens de la famille. Le vieux est aux fraises. Il est évident que des mafieux vont rencontrer d’autres mafieux sans être armés… Ce soir le sang risque de couler. Tant mieux, te dis-tu, ça fera moins de pourriture qui risquent d’échapper à la loi. Après tout c’est ton job, arrêter les pourritures. C’est pour ça que tu as accepté ce boulot d’infiltration dans la mafia italienne. Tu n’as pas de famille, pas d’amis, rien qui ne te retient. Si seulement… le silence se fait quand arrive la fille du Don. Il t’est arrivé de servir de chauffeur-garde du corps-amant pour elle. Tu as maintenant toute la confiance du boss qui n’hésite plus à te confier la prunelle de ses yeux, cette petite idiote qui croit encore que son père est un homme d’affaires respectable. Vous avez rendez-vous ce soir dans la planque de Jefferson Alley pour vous préparer. En attendant c’est quartier libre. Tu t’en vas et dès que tu en as l’occasion tu préviens ton correspondant au FBI. Ils vont débarquer en force pour le coup de filet du siècle. Une fois arrivé chez toi, tu attends simplement que l’heure arrive. Tu n’as rien d’autre à faire. Si seulement…

Enfin l’heure. Tu te rends à la plaque et comme toujours tu es le premier. Tu ne ressens rien, ni peur ni excitation. Ça fait combien de temps que tu n’as rien ressenti? Est ce seulement déjà arrivé? Vous montez tous en voiture et prenez des chemins différents. Vous traversez cette villes que tu hais. Pour toi ce n’est qu’un tas d’ordures entassés les uns sur les autres. Les passants dans la rue ne sont que des criminels ou des victimes en devenir. Vous arrivez devant l’entrepôt. Où est encore passé ce connard de Pietro la fouine? Il aurait du être là pour vous accueillir. Le Don s’impatiente. Tu ne le sens pas sur ce coup là. Il va pour vous faire signe de se barrer quand son téléphone sonne. Il raccroche et vous dit que la fouine est déjà à l’intérieur. Vous entrez et aussitôt les portes se referment derrière vous. Aucune lumière à l’intérieur mais une odeur puissante que tu reconnais. Oui, c’est bien ça, l’odeur du sang. Tout le monde semble tétanisé. Le boss hurle! «  Que quelqu’un allume une putain de lumière! » il gueule comme un putois et menace de « faire la peau au putain d’enfant de salaud qui essaye de le baiser ». Tu aimerais qu’il ferme sa gueule. Tu ne le sens pas. Quelqu’un à enfin la brillante idée de sortir sa torche et la dirige vers le fond de l’entrepôt. C’est quoi ce bordel?! Un tas de cadavres entassés! Vous reconnaissez au milieu d’eux le chef de la mafia russe. Au même moment tu entends des bruits en provenance des passerelles supérieures et vois des points rouges se balader sur vos corps. Tout le monde est en état de choc et aucun ne remarque quoi que se soit. Si seulement… Qu’on en finisse. Que les flics embusqués descendent tout le monde qu’on en finisse! Si seulement…. dehors tu entends le bruit tonitruant des sirènes de police. « Dieu soit loué » tu aurais pu dire si tu avais cru en quelque chose, ils vont dire « FBI! Lâchez vos armes » et tout ira bien. Il y aura des morts mais au moins, tout ira bien… Mais les sirènes finissent par se taire puis les points rouges disparaissent les uns après les autres. Tu ne le sens pas. Les flics avaient l’occasion de descendre tout le monde. L’odeur du sang mélangée celles de vos transpirations rend l’atmosphère insupportable. Tu as déjà ton flingue à la main mais personne ne bouge. Il sont tous immobiles. Seul le boss bouge. Il se retourne vers toi. Il est terrifié. Il sort son flingue lentement. Son bras tremble. Il pointe son arme sur sa tempe, il te supplie du regard. Avec sa main gauche il essaye d’écarter son bras tenant son arme. Il hurle. son cri résonne dans tout l’entrepôt et précède l’écho de la détonation lui faisant sauter le caisson. Tu as envie de gerber devant le spectacle de sa cervelle répandue. Tu trembles tellement que tu en lâches ton arme. Putain mais pourquoi personne ne bouge?! Vous étiez venus à 20 et tu vois les 18 autres restants accomplir en silence et en même temps le même geste que leur patron. Le sang, la cervelle et les os se répandent dans toute la pièce et toi tu es tout seul. Tu t’effondres et rends tout ton repas. Le silence se fait; la seule lumière est celle de la lampe-torche tombée par terre. Tu essayes de marcher vers elle, tes jambes ne te portent plus, tu as envie de pleurer, de hurler mais tout ce que tu arrives à faire c’est te diriger vers cette faible lumière. Tu tombes à genoux et rampe vers elle dans le sang. Tes mains sont visqueuses, mais finalement, n’as tu pas toujours eu les mains sales? Tu la touches enfin du bout des doigts, tu t’accroches à elle comme si elle était toute ta vie. Tu n’oses pas la diriger pour voir. Ça fait de la lumière, c’est tout et ça te suffit. Tu sens une présence derrière toi! Une odeur nauséabonde te fout une claque! Par réflexe tu attrapes le premier flingue qui passe et dirige la lampe vers ce que tu as senti! Tu balayes le pièce et vois tout les cadavres. Sur les passerelles gisent les cadavres des flics qui étaient sensés arrêter tout le monde! La lumière balaye tout le bâtiment et éclaire ce festin macabre! Tu la jettes au loin! Tu jettes ce cauchemar le plus loin possible! Tu vas te réveiller! Si seulement… les portes de l’entrepôt s’ouvrent toutes seules et dévoilent une nouvelle fresque macabre. Les voitures de flics sont là. Les flics venus pour cueillir tout le beau monde sont là. Ils sont assis dans leurs voitures. Ils ont tous la gorge ouverte. Il fait froid. Les gyrophares tournent silencieusement. Quelque chose est derrière toi, à quelques centimètres. Tu reconnais cette odeur, c’est celle des égouts… et cette désagréable sensation que ton âme y répond en écho. Cette chose se rapproche de ton oreille et te murmure d’une voix caverneuse: « cours ». Si seulement…

tu es en voiture. Tu roules à tombeau ouvert, tu manques de te cartonner mais tu t’en balances! Bordel! Bordel bordel! C’est tout ce que sais dire! Tu hurles! Tu ris! Tu pleures! Tu fonces vers le commissariat et finis ta course en défonçant les bagnoles de flics garées devant! Ils surgissent furax du commissariat, te sortent de la voiture de force et toi tu te marres! Tu es soulagé! Tu vas vivre! Ils te voient te marrer alors ils te tabassent mais tu ne sens pas leurs coups! Ils t’écrasent au sol, te foutent les menottes, encore des coups de tonfas, et toi tu ris. Tu finis dans une salle d’interrogatoire. Enfin tu te calmes. Tu es à la maison. Tu vas juste leur demander d’appeler ton contact du FBI et si ça ne suffit pas tu leur avoueras que toi aussi tu es flic. Tu leur diras tout ce qui s’est passé cette nuit. Ils vont stopper la putain de chose qui a massacré en une nuit la mafia russe, la mafia italienne et toute une escouade de flic. Ils enverront la garde national s’il faut. Vu tout ce que tu vas leur dire, ce sera un miracle s’ils n’envoient pas une bombe atomique sur cette ville de merde. Si seulement…

Lentement tu émerges, tu essayes de recomposer ce qui s’est passé. Tu trembles encore. Ton cerveau tourne au ralenti. Ce sont des flash, des sons, des odeurs, rien de concret. Tu es flic, bordel! T’es pas une chochotte de Castro Street! Tu dois te recentrer. Tu te concentres sur les bruits du commissariat. Ça fait tellement longtemps que tu es infiltré que tu en as oublié… quoi? Comment c’est d’avoir une vie normale? Bah, ce n’est pas pour toi ça! Tu es un dur! Tu es un dur… Dehors les allés et venues de ceux qui vont rentrer et ceux qui vont passer la nuit ici. Cette agitation te calme. Tu entends des voix derrière la porte. Ils vont entrer et te cuisiner. Pendant quelques secondes tu as pu oublier mais l’angoisse revient. Des bouffées de chaleur t’empêchent de respirer tandis que des gouttes de sueur froides électrisent ton corps. Tu n’as fait que cligner des yeux et pendant ce court instant, le silence s’est imposé, toutes les lumières se sont éteintes. Ton regard se fixe sur l’embrasure de la porte. Enfant tu te souviens avoir eu longtemps peur du monstre caché sous le lit. Tu réveillais la maison entière pour qu’on vienne te sauver; tes parents débarquaient dans ta chambre et te réconfortaient pendant que ton enfoiré de grand frère se moquait de toi. Mais il n’y a plus personne pour te prendre dans ses bras. N’est-ce pas ce que tu voulais? Il n’y a plus cet insupportable frère pour se foutre de ta gueule. Est-ce bien ce que tu voulais?! Tu ne voulais personne pour lutter contre tes démons! C’est ce que tu voulais! Le monstre est là! Tu vois les ténèbres se glisser sous la porte! Les odeurs de sang et d’égouts mélangés te dévorent! Que cette porte s’ouvrent une bonne fois pour toute qu’on en finisse! La porte ne s’ouvre pas. À la place tu sens de nouveau derrière toi cette présence. Tes menottes se détachent d’elle même et tombent au sol. La voix te dit calmement: « cours ». tu résistes; pas cette fois. « Cours ». Non; tu ne veux pas fuir, tu préfères mourir en homme. « Cours » la voix s’impatiente et toi tu t’agrippes à la table; tu supplies un ciel que tu n’as jamais vu de te venir en aide. « Cours! » gronde t-il et toi tu bondis au dessus de la table! Tu défonces la porte, glisse dans une mare, tu sais ce que c’est, tu ne t’arrêtes pas! Cours! Cours! Cours!

Ils sont tous morts et toi tu es en vie! Tu te sens en vie! Tu bondis de ce qui est devenu un mausolée , tu vois tous les vivants dehors mais pour toi ils sont déjà tous morts. « Heureux les innocents car ils seront les premiers au paradis ». Tu frappes un mec qui sort ses clés de voiture et lui prends. Tu lui gueules dans un rire de dément de porter plainte au commissariat. Tu es heureux de vivre pour la première, tu es heureux de respirer toute la merde de cette ville. Tu prends la voiture du type que tu viens d’assommer et fonces vers le port. Dis, ce n’est pas toi qui rêvais d’être marin quand tu étais petit? D’embarquer pour l’aventure vers des terres étrangères? C’est pour ça que tu y vas? Alors vas-y, fais toi plaisir. Fonce. Cours. Tu sais qu’on te regarde! C’est ta dernière chance! Si seulement tu avais fait des choix différents! si seulement tu avais su pardonner! Si seulement tu les avais écouté! Si seulement tu lui avais dit que tu l’aimais! Si seulement! Si seulement! Si seulement! Seulement seul! Si seul….

Tu arrives enfin au vieux port. La voiture s’est crashé un peu avant; un superbe tonneau. Tu t’en es extrait et a continué à pied jusqu’ici. Ton bras cassé pendouille lamentablement. Tu traines la jambe. Tu es en sang. L’ivresse nouvelle met un sourire sur ton visage. L’aube naissante t’accueille timidement. Au loin tu entends un cor de brume et vois un bateau qui vient de partir. Tu es arrivé trop tard. Cliché. Haha. Souris pour la photo, elle ornera ta tombe.. l’odeur des embruns disparaît, remplacée par celle du sang et des égouts. Il est là. Le soleil lui n’est pas encore là. Il fait encore nuit. Il fait froid. Tu vois près de caissons une faible lumière, celle d’un brasero. Des clodos bourrés, sales, dégénérés sont autour et se tiennent chauds. Ils sont ton fol espoir. Tu te traines vers eux. Tu es si fatigué. Ils sont si proches que tu peux sentir l’odeur de la vinasse. Tu n’as plus la force de hurler pour qu’ils viennent te sauver. Tu avances, péniblement, mais tu avances pour la première fois de ta vie. Ils sont tout près, la vie est si proche, leur brasero de fortune est ton phare. D’un coup tu te sens projeté contre un mur et atterris dans les poubelles. la douleur te foudroie. Ils sont si proche, ta vie est là à portée de doigts… Hey?! Qui a dit que la vie était juste? À moins que ce ne soit ça la justice… tu es soulevé et vois enfin le visage de ton traqueur. Les larmes et la morve s’écoulent dans ta gorge tandis que la gerbe te monte au lèvres. Ça descend d’un côté, ça monte de l’autre, ça bloque au milieu; c’est toute ta vie. Tu essayes de te débattre, de le frapper. Il brise ton bras valide. Son visage est à hauteur du tien, à quelques centimètres. Tu entends les voix de clochards. Ils sont à quelques mètres de vous. Il te parle de châtiment divin, de damnation,de rédemption. Tu seras comme lui, ta vie sera une mort éternelle. Les ténèbres seront tes seules compagnes. Il te parle et toi tu relâches tes sphincters. Il te dit que ce sera douloureux, mais que tu comprendras plus tard la véritable souffrance. Ses crocs s’enfoncent dans ta gorge, la déchirent. Ton sang gicle et lui le boit. La mort est là. Tu as bien couru. Tu peux te reposer maintenant.

Tu pensais réellement que ça se finirait ainsi? Le réconfort glacé t’es retiré violemment! Du sang investit ta gorge! Son sang impur! Tu essayes de fuir mais il sert ta bouche contre sa poitrine! Sa vie t’envahit! Sa mort t’envahit! Tu contemples ses siècles d’errance! Il te les donne! Il baise ton âme! Ce sera maintenant ton fardeau, pour l’éternité! C’est à toi de ne pas mourir! Ton corps se déforme, tes entrailles se déchirent! Il te traine et dans une vitre te montre ton nouveau visage.

Pourquoi tu hurles à la mort ainsi? Tu sais à présent qu’elle ne viendra jamais pour toi. Cliché, cliché, cliché. Haha. Souris pour la photo, on a capturé ton âme…

 

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